dimanche 15 janvier 2012

Intouchables ?



Tout d'abord je souhaite une excellente année à toute la blogosphère, souhaitant qu'internet reste cet espace d'échange et de liberté qui est une des seules qui nous restent encore.
Comme des millions de français je suis allé, à mon tour, voir le film "Intouchables". J'ai beaucoup ri, mais je suis extrêmement bon public, et j'ai remarqué comme je l'avais d'ailleurs souvent entendu dire, que beaucoup de spectateurs applaudissaient à la fin de la séance.
Plusieurs thèses sont  en présences :

Une comédie sans prétention et très drôle.

- En ces temps de crise économique et de moral en berne (la France en est une grande spécialiste, première consommatrice d'antidépresseurs) les ressorts d'une excellente comédie sont un remède (cher à 10 € la place), mais efficace. Deux comédiens excellents  : Cluzet est un acteur formidable que je suis depuis le film hommage à la Révolution française : Les Années Lumières (1989), et Omar Sy dévoile un vrai talent de comédien derrière le pitre. Un ressort comique classique de la rencontre entre deux personnages totalement différents, que ne renierait pas feu Gérard Oury, et de bons sentiments en veux tu en voilà. C'est la thèse la plus répandue et celle adoptée par une majorité de français.

Une comédie raciste et anti-politiquement correcte. 

- C'est la thèse d'un certain nombre de critiques américains, ce qui pourrait empêcher une carrière américaine de ce film à travers une adaptation anglo-saxonne : En effet, les Américains, qui, contrairement à nous ont une vision ethnique de la Société, largement relayée par l'histoire récente de l'esclavage afro-américain (les droits civiques des Noirs aux Etats-Unis ne remontent qu'à la fin des années 1960), voient d'un très mauvais oeil un homme noir devenant "l'esclave" d'un blanc riche. D'autre part, le handicap de Cluzet donne lieu à un certain nombre de gags (scène avec les policiers, Omar  versant de l'eau bouillante sur la jambe insensible de Cluzet). Or, les lobbies (mouvements de pressions) aux USA sont extrêmement puissants, bien plus que nos syndicats européens. Parmi eux, le lobby des handicapés, épouvanté par le traitement réservé au personnage principal qui plus est par un noir! Il faut savoir que le sens de l'humour est la chose la moins partagée par ces différents groupes de pression et activistes. Le cynisme français les révulse. Permettez-moi de trouver cette thèse puritaine quelque peu excessive.

Un film de propagande du multiculturalisme et de l'anti-France.

- C'est la thèse qu'on peut lire dans certains sites dits de "ré-information" ou que l'on peut entendre dans la bouche d'un Philippe Nemo ou d'un Eric Zemmour qui ont une grille de  lecture idéologique, et l'assumant parfaitement : Les arguments sont ici souvent pertinents : une bourgeoisie française décadente, constamment ridiculisée, dont seul celui qui a connu la souffrance et le handicap trouve une certaine rédemption, la musique classique européenne figée dans l'ennui, l’austérité et dont la seule survie dynamique ne peut se faire que par le biais des spots publicitaires ou des messages d'attente téléphonique,  opposée à la musique afro-américaine bondissante (Earth Wind and Fire),  le blanc immobilisé, impuissant (il ne peut faire l'amour que s'il est assisté), sauvé par le jeune noir un peu escroc mais sympathique, dont le sex appeal fonctionne auprès de toutes les femmes blanches, excepté...une lesbienne (on se demandait bien pourquoi elle ne cédait pas au charme magnétique d'Omar), enfin la violence pour donner une leçon au jeune avocat blanc auto-satisfait qui ne respecte pas les règles du code de la route, occupant l'emplacement d'une porte cochère, ce qui n'empêche nullement Omar de faire allègrement du 200 sur l'autoroute et sur les quais.
Cette lecture n'est pas fausse, loin s'en faut, mais il serait malhonnête de n'en retenir que cela. Il y a très certainement, dans l'inconscient des réalisateurs (très jeunes), la reproduction d'un monde multiculturel et une  empathie générationnelle avec l'idée d'un monde européen qui disparaît peu à peu, mais l’honnêteté oblige également à constater que leur regard se révèle tout de même assez objectif par endroits :

Une peinture sans concession des années 2010.

- Ayant entendu les trois thèses, il me fallait forger mon opinion propre. J'ai donc observé attentivement le film pendant la séance. Plusieurs constations s'imposent :
Tout d'abord la banlieue et le monde frictionnel du personnage d'Omar sont décrits sans fard et avec justesse. Une famille pléthorique, des enfants qui ne sont pas élevés (père absent, mère travaillant péniblement comme femme de ménage le soir dans les bureaux parisiens), chahuteurs, sauvageons (dans le sens chevènementiste et végétal du terme, à savoir des jeunes pousses qui nécessitent un tuteur pour pousser droit), un monde de dealeurs et de petits malfrats sans guère d'avenir, et un communautarisme évident. Rien n'est caché ni idéalisé. Le personnage d'Omar a fait de la prison, vole Cluzet (oeuf de Fabergé), est parfois violent, mais au contact de l'handicapé se polit, se transforme et se redresse dans sa vie.
La charge contre la bourgeoisie parisienne est hélas assez réaliste.On n'est pas loin ici de la peinture de Balzac ou de Flaubert, ou plus proche de nous Druon dans "les grandes Familles".   Une certaine population figée dans ses certitudes et confite dans son confort matériel. La musique classique est devenue élitiste, mais à qui la faute ? Verdi etait LE compositeur populaire italien au XIXe siècle et le petit peuple reprenait en coeur les grands airs d'opéra. En créant volontairement dans les années 90 "le jeune", comme produit de consommation, on a enfermé toute une génération dans un conformisme affligeant avec comme uniforme le survêtement et comme reconnaissance musicale le rap. Ce faisant, on lui a interdit la découverte d'autre chose, les conservatoires municipaux n'accueillant pour la plupart que les enfants de la bourgeoisie locale. L'école de la République reproduit la même erreur, ne voulant pas imposer à une certaine jeunesse allogène la culture bourgeoise, elle prétend égaliser l'ensemble des petits français en supprimant les références trop élitistes, ce faisant elle creuse notre propre tombe culturelle.
Remarquons au passage que dans le film, la musique qu'écoute Omar est en léger décalage, il se nourrit d'une musique funk et disco des années 1975-1980. Earth wind and fire n'ont rien de subversif, de violent ou de misogynes. Seuls ici l' entertainment à l'américaine est de rigueur et c'est fort bien ainsi. Sur ce point, les deux frères réalisateurs ont su garder une certaine nuance.
Enfin, l'art moderne en prend pour son grade. Certes, celui-ci est devenu une cible facile aujourd'hui, mais les excès autour de cette forme d'expression qui n'avait d'autre but au départ de provoquer (l'Urinoir de Duchamp) a précipité le procès en décadence que certains, souvent avec raison, font au modernisme. 

En conclusion une oeuvre aux grilles de lectures multiples, symptomatique d'une époque, mais dont les réalisateurs ne se doutaient probablement pas qu'elle déchaînerait autant les passions.








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